Représentation proportionnelle et l’économie – par Hugh Segal

Dans les sociétés numériques modernes, les débats et la controverse ont tendance à porter sur ce qui semble urgent par opposition à ce qui est vraiment important. Cette tendance est aggravée par le fait que les principales parties prenantes ont d’énormes intérêts personnels à protéger en défendant le statu quo. Voilà pourquoi il est si difficile de faire avancer la réforme électorale au Canada.

Or, qu’on soit de droite ou de gauche, qu’on soit politiquement désintéressé en vertu d’être très riche ou très pauvre, qu’on soit jeune ou vieux, entrepreneur ou syndicaliste, étudiant ou récemment mis à pied, notre système de scrutin majoritaire uninominal à un tour est une force économique négative dans notre vie.

Voici comment et pourquoi: 

Les parlements et les assemblées élus dans un système de scrutin majoritaire uninominal à un tour, où seuls les votes gagnants comptent dans toute élection, représentent souvent beaucoup moins de 50% de ceux qui ont voté dans une circonscription, parfois 35% ou moins du vote populaire. Dans la grande majorité des cas, ceux qui gouvernent, ceux qui sont dans l’opposition, ceux qui questionnent et s’engagent comme députés élus fédéraux ou provinciaux parlent pour très peu de leur électeurs, presque toujours une minorité, peu importe le parti.

Puisque les élections selon le mode majoritaire uninominal à un tour produisent des majorités factices, où 38% du vote populaire peut se traduire en 60% des sièges, les gouvernements majoritaires qui en résultent évitent typiquement le compromis avec les autres partis. Ils arivent ainsi à imposer des politiques économiques de droite ou de gauche peu ancrées dans un cadre de politique économique équilibré ou inclusif. Cela conduit à de mauvaises politiques, des initiatives fiscales excessives ou insuffisantes, des relations de travail déséquilibrées, ou des régimes réglementaires excessifs ou incompétents. Cela occasionne des ralentissements économiques, des embardées d’une politique économique à une autre et ainsi de suite. Cela nous coûte du temps et des reculs en matière d’emploi, d’investissement, de réforme fiscale, de la réduction de la pauvreté, et de l’éducation. Ce sont des revers qui affectent la vie des gens, leurs aspirations et leurs perspectives économiques et sociales.

Un système électoral dysfonctionnel qui décourage la participation, favorise les partis établis et fabrique des majorités illégitimes et anti-démocratiques, n’est pas sans conséquences foncamentales. Le système électoral est le moyeu de l’efficacité du système économique et social de toute société. Ce sont, en effet, nos législatures qui définissent le cadre économique et social d’un pays. Si le système électoral est systématiquement exclusif, les politiques économiques et sociales seront inévitablement imparfaites, axées sur le court terme et superficielles.

Puisque ceux qui sont élus selon un mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour ont gagné leur pouvoir selon ce même régime, il est peu probable qu’ils veuillent changer ce système. Cette complaisance conduit à une tolérance malsaine pour la démocratie non-représentative.

Est-ce que la politique économique contenue dans un budget approuvé par une assemblée législative qui a été choisi par 55% cent des électeurs admissibles est légitime? Et si le gouvernement qui a proposé le budget avait une majorité, mais n’a été élu que par 40% du 55% qui s’est rendu aux urnes?

Un cadre de politiques économiques déterminé par un gouvernement représentant à peine 20% des électeurs admissibles risque de ne pas être profondément ancré dans la réalité économique et sociale vécue par la vaste majorité des Canadiens. Or, c’est la réalité dans presque toutes les provinces et à Ottawa, sauf lorsque certain dirigeants comme Mulroney, Diefenbaker ou Lougheed obtinrent une écrasante majorité dans des élections jouissant d’un taux de participation élevée.

Notre système actuel fondé sur la construction de fausses majorités donne lieu à des politiques budgétaires et économiques à la fois étriquées et déconnectées de la réalité. C’est mauvais pour les affaires, mauvais pour les travailleurs, et néfaste pour l’ensemble de l’économie.

La réforme électorale romprait ce cycle et créerait des incitations pour un débat économique beaucoup plus large, permettant à nos assemblées législatives et parlements d’être vraiment représentatifs et de produire des politiques budgétaires, commerciales et fiscales conforme à la façon dont les gens ont voté!

La politique économique ne peur fonctionner que si elle reflète la réalité économique et sociale. Dans une démocratie, cette réalité se concrétise par des parlements qui sont représentatifs de la façon dont les gens ont réellement voté. Le système majoritaire uninominal à un tour altère, dilue, et frustre la façon dont les gens ont voté. Nos politiques économiques fondées ne serait-ce qu’en partie sur cette distorsion ne peut qu’être elle-même distordue.

La représentation proportionnelle est la seule façon de remédier à cette situation.

Hugh Segal est présentement le cinquième Master du Collège Massey à l’Université de Toronto. Cliquez ici pour en savoir plus à son sujet: https://munkschool.utoronto.ca/profile/segal-hugh/

Les preuves
Knutsen (2011) a examiné une période historique comportant 3 710 années-pays de données couvrant 107 pays de 1820 à 2002. Il a constaté que les systèmes proportionnels et semi-proportionnels s’accompagnent d’une augmentation « remarquablement robuste » et « plutôt importante » de la croissance économique. Knutsen explique cela en raison de la tendance de la proportionnelle à promouvoir des politiques visant l’intérêt élargi de la population plutôt que les intérêts spéciaux et à produire des politiques économiques plus stables et plus crédibles. Il conclut que les systèmes proportionnels et semi-proportionnels génèrent entre un demi point et un point de croissance économique de plus chaque annéee (communication personelle, mai 2019).

Norris (2011, John F. Kennedy School of Government, Harvard) a, elle aussi, examiné la relation entre diverses dimensions des institutions démocratique et la croissance économique. Elle en retire que “les effets directs de la représentation proportionnelle sont significatifs par rapport au revenu national, ce qui confirme les conclusions de Knutsen.

Alfano et Baraldi (2015) ont étudié 91 pays de 1979-2010 et ont identifié une relation non-linéaire entre le niveau de proportionnalité et le taux de croissance. La relation prend la forme d’une courbe atteignant un taux de croissance maximum pour un taux de proportionnalité moyennement élevé correspondant à un indice Gallagher de 6.5. Il s’agit d’un niveau de proportionalité similaire à celui atteint en Écosse et en Ireland qui utilisent respectivement la proportionnelle mixte compensatoire et le vote unique transférable. Ces formules leur permettent ainsi de combiner la proportionnalité et la représentation locale. Remarquablement, le taux de croissance anticipé chute dramatiquement et devient négatif pour les pays lorsque les disproportionnalités sont élevées, correspondant à un indice Gallagher d’environ 14. Ils expliquent ce résultat comme suit (traduction) :  

« Dans les pays à mode de scrutin modérément proportionnel, la responsabilisation des gouvernements qui peut encourager les politiciens à adopter des mesures favorables à la croissance est accompagnée d’une meilleure représentation due à la proportionnalité du système qui les encourage à adopter des mesures favorisant l’intérêt du plus grand nombre. En deuxième lieu, un mode de scrutin intermédiaire favorise la stabilité à la fois politique et étatique, et ainsi la croissance économique. »

**L’indice Gallagher measure le niveau de proportionnalité des résultats électoraux. Un indice de 0 serait parfaitement proportionnel. Plus élevé est l’indice, plus le résultat est distortionné. L’indice pour le Canada se situe à 12, environ, indiquant un niveau élevé de distortion. Cliquez  ici pour en savoir plus. 

Voir https://www.fairvote.ca/factcheckeconomy/ pour en savoir plus sur la représentation proportionnelle et la croissance économique, la stabilité économique, l’enjeu de l’endettement public et les dépenses publiques. 

 

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